La traite des êtres humains a pour conséquence de violer une grande partie des articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Carte blanche – Par la Fondation SAMILIA, Charles-Eric Clesse, ancien Auditeur, Laure Mahieu, avocate et Sophie Jekeler juriste.
Ce 10 décembre marque le 76ème anniversaire de la Déclaration universelle qui proclame les droits inaliénables de chaque individu.
Même si partout dans le monde ces droits sont menacés, ils restent un idéal à atteindre. Et pour les Etats qui se proclament de Droit, respecter les libertés fondamentales énoncées dans ce texte, est plus que jamais une responsabilité.
La Fondation Samilia, qui lutte depuis 2007 contre la traite des êtres humains, s’inquiète de mesures prises en droit interne, sans réel débat démocratique, qui menacent insidieusement les droits inaliénables dont chaque individu peut se prévaloir.
Ainsi, depuis le 1er décembre, la prostitution s’exerce sous contrat de travail en Belgique.
Présentée comme une avancée majeure, cette loi accorde la faculté pour les travailleurs du sexe d’exercer la prostitution sous contrat de travail salarié, sous l’autorité d’un proxénète commué en chef d’entreprise depuis l’adoption de la loi de réforme du CP sexuel le 17 mars 2022.
L’argument évoqué selon lequel cette loi permet aux travailleurs du sexe de bénéficier des avantages sociaux inhérents aux autres catégories professionnelles, aussi louable soit-il, ne peut occulter le piège qui va se refermer sur la grande majorité des personnes prostituées, les plus précaires, celles qui sont victimes de traite des êtres humains et n’ont pas accès à cette couverture sociale.
Mais la loi sur le statut salarié pour les travailleurs du sexe pose d’autres questions fondamentales.
Tout d’abord, l’inexistence d’un débat démocratique qui aurait voulu que toutes les associations de terrain soient entendues, et pas uniquement le syndicat autoproclamé des travailleurs du sexe, représentatif d’une minorité et seul à avoir prôné cette mesure.
Il est également interpellant de constater, au vu de l’importance de ce sujet pour la société, que l’évaluation du cadre législatif en matière de prostitution prévue par l’art. 433quater/8 de la loi portant la réforme du Code Pénal sexuel, n’ai pas encore eu lieu alors qu’elle aurait dû l’être en avril dernier, soit deux ans après l’entrée en vigueur de la dépénalisation du proxénétisme.
Ensuite, pourquoi n’avoir pas pris en compte d’autres possibilités d’octroyer des droits sociaux aux personnes prostituées sans pour autant sortir le proxénète du Code Pénal ? En effet, les droits des personnes prostituées majeures exerçant librement étaient déjà garantis : la prostitution n’est pas une infraction, on peut tenir son propre salon de prostitution, un statut d’indépendant est accessible. En pratique aussi, les inspections du travail imposent de déclarer à l’ONSS les travailleurs du sexe, leur ouvrant ainsi le droit à la sécurité sociale.
A l’heure où la question du consentement s’impose dans le débat public ; ce texte ne tient pas compte d’une réalité essentielle : l’impact psycho-traumatique des violences sexuelles pour les victimes de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Lors du colloque organisé récemment à Bruxelles par la Fondation Samilia, Muriel Salmona a démontré comment, face à une situation de destruction ou de danger imminent, le cerveau met en place un mécanisme de protection archaïque pour protéger l’être humain d’atteintes neurologiques et cardio-vasculaires dévastatrices. Les phénomènes de sidération, de dissociation et des troubles de la mémoire traumatiques, permettent de comprendre le comportement des victimes de traite sexuelle, parfois déroutant aux yeux des intervenants de première ligne et des magistrats, et pour lesquelles la temporalité judiciaire n’est pas adaptée.
Elles sont en effet tenues de décider dans un délai de 45 jours si elles vont collaborer avec la Justice, et donc admettre qu’elles sont victimes de faits de traite. En raison des troubles de la mémoire traumatique dont elles souffrent, ce sont des années dont elles auront besoin pour l’admettre.
Comment dès lors imaginer que ces personnes prennent l’initiative de dénoncer tout manquement à la loi sur les contrats de travail du sexe dont elles seraient victimes ?
Surtout, cette loi a été conçue pour la minorité de travailleurs sexuels qui exercent leur activité sans aucune forme de contrainte.
Il y aurait 90 % de personnes (dont une écrasante majorité de femmes) sous contrainte dans la prostitution. Contrainte financière, contrainte d’un tiers ou de la famille restée au pays, contrainte par amour, contrainte en raison d’addictions…
Ce sont les situations dramatiques subies par ces personnes en situation précaire durant la crise Covid-19 qui ont servi d’argument massue au syndicat des travailleurs du sexe pour obtenir une loi qui ne bénéficie en fin de compte qu’aux proxénètes et à une infime partie des personnes prostituées.
Si demain pareille crise se reproduisait, les personnes prostituées précaires se retrouveraient exactement dans les mêmes situations dramatiques.
Les media ont fait circuler l’idée que tous les travailleurs du sexe auraient à présent un statut de salarié avec les droits sociaux y afférents ; ce n’est pas le cas.
Ils ne seraient que 5%, à savoir les personnes munies d’un titre de séjour se prostituant dans un établissement tenu par un exploitant respectant les conditions d’hygiène, de sécurité et de mise au travail sexuel telles que définies par la loi.
Dans les faits, la majeure partie des personnes prostituées sont des personnes migrantes, souvent en situation irrégulière et parmi les autres, beaucoup veulent rester discrètes et ne souhaitent pas ce statut.
Reste la question fondamentale : comment contrôler l’application effective de cette loi? Alors que déjà les effectifs policiers et d’inspecteurs sociaux en matière de lutte contre la traite des êtres humains sont insuffisants… ? Sans ce strict contrôle, la réforme du CP sexuel en matière de prostitution ressemblerait fort à un chèque en blanc donné aux proxénètes.
Pour conclure, nous exprimons notre malaise face aux constats du projet pilote de prévention à la traite sexuelle mené par la Fondation Samilia dans les écoles secondaires selon lequel 1 élève sur 3 a déjà reçu des propositions sexuelles tarifées via les réseaux sociaux.
Que dire à ces jeunes alors que la prostitution est devenue un métier relevant d’une commission paritaire et que la profession de proxénète s’exerce en toute légalité?
Comment dépasser cette incohérence qui ressemblerait à une blague belge si elle n’avait des conséquences aussi dramatiques pour les personnes victimes de traite des êtres humains ?
Et que penser de l’Etat belge, votant sans débat démocratique un texte de loi qui contredit les fondements mêmes de plusieurs Conventions internationales majeures ?
C’est donc avec inquiétude que nous célébrons aujourd’hui les Droits de l’Homme.
- Muriel SALMONA, médecin psychiatre, auteure du Livre noir des violences sexuelles